Interview Fred Bernard (mars 2013)


Zoom sur… Fred Bernard  (par Martial R.)

Lorsque j’ai rencontré Fred Bernard lors d’un festival de Bandes Dessinées, j’ai découvert un auteur très attachant.

Avec François Roca, il a publié une vingtaine d’albums illustrés pour enfants depuis le milieu des années 90, et a reçu de nombreux prix.

En 2003, il se lance dans la bande dessinée avec « La Tendresse des Crocodiles » (Casterman, collection Ecritures). C’est le début de la saga de la famille Picquigny dont l’action se situe au début du XXe siècle.

Nous avons, ensuite, suivi avec plaisir les aventures autour du monde de Jeanne Picquigny dans «L’ivresse du Poulpe», puis récemment dans «La patience du Tigre» où elle part à la recherche d’un trésor en Inde, et va rencontrer Gandhi.

Nous avons aussi découvert avec tendresse le personnage de Lily Love Peacock, petite fille de Jeanne dans l’album éponyme. Après une enfance en Afrique, nous suivons ses aventures en tant que mannequin, puis chanteuse de rock.

Cette saga familiale sur plusieurs générations n’a pas fini de nous étonner. L’arbre généalogique n’a pas dévoilé tous ses secrets.

Nous avions envie d’en savoir plus, et Fred Bernard a très gentiment accepté de répondre à nos questions.

 

Bonjour Fred Bernard,

J’ai lu qu’avant de faire de la BD, vous vouliez être vétérinaire en Afrique. Cela explique les titres animaliers des albums de la saga «Jeanne de Picquigny». D’où vous vient cette attirance pour le monde animal ?

Fred B. : Je fais partie des gamins que la série « Daktari » a « traumatisé ». On y soignait tous les animaux de la brousse et on se baladait en jeep. Dans le générique, une blonde souriante chevauchait Clarence, un énorme lion qui souffrait d’un sérieux strabisme, cette image m’a marqué à vie. J’ai grandi à la campagne dans un village bourguignon. J’attrapais et j’élevais des oiseaux, des rongeurs, des poissons, des couleuvres, j’étais une sorte de mini-Brigitte Bardot et je ne jurait que par les animaux en rêvant de me rendre en Afrique voir les vraies bêtes sauvages ! J’ai dû attendre un peu pour ça… Alors, étudiant à Lyon, je vivais avec Lazare et Basile, deux pythons royaux, et Juliette, une fille qui avait peur des serpents mais l’amour fait tout passer, c’était n’importe quoi quand j’y repense…

 

Une de mes planches préférées dans «Lily Love Peacock» est celle où Lily veille son père sur son lit de mort. L’émotion s’installe case après case, le visage malade du père se muant en têtes d’animaux sauvages. Comment faites-vous pour faire passer si bien les sentiments humains à travers votre dessin ?

C’est très empirique, je pars sur une intuition et je retravaille la scène en question jusqu’à ce qu’elle m’émeuve moi-même à la re-lecture… (pas évident de s’auto-faire pleurer) En BD, on a droit aux mots et au dessin pour transmettre les émotions. On a pas les violons du cinéma, mais on a la poésie… Très important la poésie ! Surtout dans les moments tragiques. Il faut aller chercher la beauté là où elle se cache… Lily Love Peacock a vu son père mourir dans ses bras, comme sa grand-mère Jeanne Picquigny le sien à son époque, et toutes les deux en Afrique… Certaines choses se répètent dans les familles… J’ai failli mourir plusieurs fois dans des accidents divers et variés ( moto, voiture, camion, cerf-volant…) à l’époque où je tentais le diable inconsciemment. Dans ses moments-là, je me suis vraiment sentis fait de la même chair que les bêtes qu’on voit parfois écrasées sur le bord des routes, de la viande malmenée mais encore vivante… Mes proches pleuraient autour de moi, mais je n’étais pas triste étrangement, sans doute galvanisé par l’adrénaline. Puis brisé par la morphine à l’hosto, j’essayais de les rassurer et je me remontais le moral en me disant que j’en avais déjà bien profité, que j’avais eu une vie bien remplie. Ce qui était une ânerie finie !

Votre première BD, «la tendresse des crocodiles» est la version adulte d’un album de jeunesse «Jeanne et le Mokélé». Vous avez aussi adapté «l’homme Bonsaï», après une parution en livre pour enfants. Pourquoi avez-vous eu envie d’adapter ces histoires en bande dessinée ? Comment êtes-vous passé du livre pour enfants au roman graphique ?

Aux Beaux-Arts, je tenais à raconter des histoires aux enfants parce que notre enfance définit une bonne partie de notre personnalité d’adultes, nos goûts, nos plaisirs et nos peurs, on est en pleine construction, on prend tout en pleine poire. Certains refusent même de grandir… J’avais envie de leur donner le goût de la lecture, et je continue car aujourd’hui, 17 ans plus tard, je sais que ça marche parfois… Mais à force d’écrire pour la jeunesse, je touchais régulièrement des limites que je ne pouvais pas franchir, soit pour des raisons évidentes d’auto-censure concernant la sexualité ou certaines violences ( voir « Jésus Betz », l’histoire d’un homme tronc), soit pour des raisons de constructions scénaristiques trop compliquées, de vocabulaire, de digressions un peu alambiquées, etc… En écrivant  » Jeanne et le Mokélé » et « L’Homme-Bonsaï », j’ai senti que je pouvais aller plus loin mais François Roca ( mon ami et collaborateur illustrateur de longue date) et notre éditeur étaient d’accord pour dire que ce que j’écrivais là, n’était plus de la « jeunesse ». J’ai ronchonné un peu puis j’ai dit « ok », et je me suis mis à dessiner comme un dingue de longs romans graphiques à partir de ces petites nouvelles, j’étais fou de joie ! Je passais un cap et découvrait de nouveaux trucs à me prouver…

 

Vos personnages sont très attachants (Lily, Rubis, Jeanne, Eugène, Pamela, Victoire, Barberine…). Quel serait le point commun de tous vos personnages : la recherche du bonheur ? de l’amour ?

Ne serait-ce pas notre point commun à nous tous? Ces sont des êtres exigeants, pensant par eux-même et rêvant d’une indépendance illusoire, car ils sont toujours rattrapés par leurs sentiments… J’imagine mes personnages comme étant de véritables amis. Je tiens beaucoup à eux, je les aime, et je m’inspire de mes connaissances et de mes rencontres, et de mes voyages et de mes expériences afin de me sentir le plus impliqué possible dans leurs histoires, pour imaginer leur existence. Je les présente ensuite aux lecteurs à travers des récits plus ou moins picaresques, en espérant qu’ils s’attachent à eux comme je m’y suis attaché moi-même. Souvent ça marche, des proches se reconnaissent, et les lecteurs ont envie de retrouver mes personnages, ils sont devenus leurs amis. J’en suis très heureux, ça m’aide à continuer.

 

Vos histoires parlent avec beaucoup de précision des sentiments féminins. Pensez-vous que la majorité des vos lecteurs soient des lectrices ?

C’était peut-être le cas au début mais plus maintenant car ces lectrices ont fait lire mes histoires à leur mec et leurs amis, et ils les aiment à leur tour… C’est d’ailleurs comme ça que j’ai écrit « Cléo » chez Nil avec Guillaume Allary, parce que sa copine lui avait offert « Lily Love Peacock » qu’elle avait beaucoup aimé. Il s’était dit,  » c’est qui ce mec qui met des poèmes de filles dans ses romans graphiques? » Mais c’étaient des poèmes que j’ai écrits entre 15 et 25 et que j’avais mis sous la plume de Lily… Dès mes premières BD, on m’a parfois pris pour une fille. J’essaie d’être le plus proche possible de la vie dans mes histoires et mes dialogues. Ce sont de « grandes aventures » mais j’y insuffle le plus d’intimité et de proximité possible. Les sentiments que j’y développe sont bien évidemment « mixtes », mais je fais parler des femmes car ce sont elles qui en parlent le mieux. Dans ma propre famille, les hommes parlent fort et beaucoup mais c’est toujours de la bouche des femmes que j’ai appris les choses les plus importantes à savoir sur la vie en général et les sentiments en particulier.

 

La suite dans Bubble Gomme n°1…

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